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L'INTELLECT AGENT ARISTOTELICIEN EST-IL
EXTERIEUR A L'AME?
Etude de la théorie de l'intellect
agent exposée dans le De Anima d'Aristote et de ses développements dans
le De Intellectu d'Alexandre d'Aphrodise et dans le De l'unité de
l'intellect contre les averroïstes de Saint Thomas d'Aquin.
Rédigé par
Jaime Vladimir Torres-Heredia Julca
Texte présenté à l’Université de Genève (Suisse) en juin
1999
La théorie de
l'intellect exposée par Aristote dans son De Anima[1] ( =DA
), notamment la supposition de l’existence d'une partie productrice et d'une
partie réceptive dans le processus intellectif (cf. DA, III, 5, 430 a
10), a été commentée et développée de façon différente par Alexandre d'Aphrodise
dans son De Intellectu[2] (=DI) et
par Thomas d'Aquin dans son De l'unité de l'intellect contre les averroïstes[3] (=DU). En
effet, en ce qui concerne la situation de l'intellect agent par rapport à
l'âme, le DI affirme qu'il est venu de l'extérieur (cf. DI,
108, 23-25) tandis que pour le DU il est bien une « faculté de
l'âme qui est l'acte d'un corps » (cf. DU, 1, §14 où Thomas montre
que l'intellect agent est bien une partie de l'intellect, et DU, 1, 48
où il conclut que cet intellect est bien la faculté d'une âme qui est l'acte
d'un corps). Il serait intéressant de chercher dans le DI et le DU les
raisons qui ont poussé leurs auteurs à avoir des conceptions si divergentes,
d'autant plus que la problématique de l'extériorité de l'intellect agent engage
non seulement les oeuvres des deux commentateurs choisis dans cette étude, mais
encore toute une problématique globale concernant la nature de l'intellect et
de l'âme, problématique qui a divisé beaucoup de philosophes.
Pour ce faire,
cette étude se propose dans une première partie de dégager les éléments de la
noétique aristotélicienne des textes mentionnés car, dans chaque texte, les thèses
sur l'intellect agent sont liées à des développements antérieurs qui expliquent
la nature attribuée à cet intellect. Dans une deuxième partie, cette étude
confrontera les thèses dégagées pour clarifier la problématique de
l'extériorité de l'intellect agent.
Pour
commencer, passons en revue les éléments du DA, du DI et du DU
qui constituent les bases des développements noétiques sur l'intellect agent,
et qui nous serviront par la suite dans l'étude des problématiques posées par
chaque texte.
Tout d'abord
rappelons les éléments du DA qui sont à la base de la théorie de l'intellect
agent et qui sont aussi la base des critiques, commentaires et développements
d'Alexandre d' Aphrodise et de Thomas d'Aquin. La définition de l'âme est
fondamentale dans l'étude de l'intellect agent puisque Aristote parlera par la suite
« de la partie de l'âme qui lui permet de connaître et de penser » (DA,
III, 4, 429 a 10), ce qui veut dire que pour tenter de comprendre l'intellect,
il faut considérer l'étude de l'âme elle-même. Aristote nous propose donc
d'abord une définition de l'âme qui correspond à la description des objets de
la nature pour lesquels les notions de substance, de matière et de forme sont
essentielles. L'âme est donc « substance comme forme d'un corps naturel
qui a potentiellement la vie » (cf. DA, II, 1, 412 a 20). Plus loin
il précise sa pensée et il affirme que l'âme sera « la réalisation
première d'un corps pourvu d'organes » (cf. DA, II, 1 ,412 b 5).
Par la suite,
Aristote entame l'étude de chacune de ses facultés. En ce qui concerne la faculté
sensitive, qu'il faut rappeler car elle sera plus tard le modèle de la description
du processus intellectif, il affirme que « la sensation peut s'entendre
aussi de deux façons, comme une chose en puissance, d'un côté, ou comme chose
en acte, de l'autre. Or c'est pareil pour le sensible, qui existe tant en
puissance qu'en acte» (cf. DA, II, 5, 417 a 12). Il veut dire, en fait,
que le processus de la sensation implique un élément agent qui va actualiser la
puissance, et seulement alors on parlera de sensation. Après des études sur les
sens (cf. DA, II, 7-11), il peut proposer une conclusion concernant la
sensation: « Mais de toute sensation, en général, on doit concevoir
l'idée que le sens constitue ce qui est propre à recevoir les formes sensibles sans
la matière. » (cf. DA, II, 12, 424 a 17), ce qui préfigure les
fonctions des intellects possible et agent.
Voilà un
rappel des thèses qui vont fournir les éléments qui serviront à la construction
d'une théorie de l'intellect supposant un intellect agent. En effet, de même qu'au
début de son explication Aristote rappelle ses vues sur la nature pour donner
une définition de l'âme, de même sa théorie de l'intellect est liée aux exposés
des chapitres I et II du DA et donc aussi à ses vues sur la nature en
général. Ainsi, il affirme que « la relation du sensitif aux sensibles doit être celle de
l'intelligence aux intelligibles » (cf. DA, III, 4, 429 a
16), ce qui implique que le processus intellectif suppose un élément réceptif,
en puissance et un élément productif, ce qu'il confirme en disant que « (…)
partout dans la nature, une chose fait office de matière pour chaque genre et
représente ce à quoi s'identifie l'ensemble des objets potentiels du genre en question,
alors qu'une autre chose tient le rôle de responsable et de producteur, du fait
qu'elle produit tous ces objets, à la manière de l'art par rapport à sa
matière. Il faut donc nécessairement que, dans l'âme aussi, se retrouvent ces
différences » (DA, III, 5, 430 a 10). En outre, et ceci est le
point crucial de la noétique d'Aristote, il est dit que « cette
intelligence est séparée, sans mélange et impassible, puisqu'elle est substantiellement
activité. Toujours, en effet, ce qui produit surpasse en dignité ce qui subit
et le principe surpasse la matière. Or, il est exclu qu'une intelligence tantôt
opère, tantôt non. Une fois séparée par ailleurs, elle se réduit à son essence,
et il n’y a que cela d'immortel et
d'éternel. » (DA, III, 5, 430 a 15-20). A l'endroit le plus crucial
du développement de sa noétique Aristote demeure laconique, ce qui laisse le champ
libre aux disputes les plus diverses entre les différents commentateurs pour déterminer
la nature de l'intellect agent et les liens de cet intellect avec l'âme. En
effet, Aristote parle bien d'un intellect agent séparé et immortel, mais
évidemment, la prudence impose un examen global du DA, ce qu'ont fait
sans doute et Alexandre d'Aphrodise et Thomas d'Aquin entre autres.
Ce que l'on
peut tirer donc comme conclusion globale de ces thèses c'est que, pour Aristote,
les théories de l'âme, de l'intellect et de l'intellect agent sont les conséquences
de ses vues globales sur la nature. On a vu que partout Aristote se sert d'analogies,
qu'il analyse et confirme par la suite bien évidemment, essayant d'appliquer
correctement aux cas concernés ce qu'il a vu dans d'autres cas semblables.
Voilà
l'essentiel des thèses aristotéliciennes concernant l'intellect agent exposées dans
le DA. Poursuivons notre passage en revue des éléments de la noétique concernant
l'intellect agent en vue d'une confrontation ultérieure et voyons ce qu'il en
est du DI d'Alexandre d'Aphrodise.
En ce qui
concerne Alexandre d'Aphrodise, le DI va nous exposer une théorie de l'intellect
agent, à partir des thèses aristotéliciennes, qui est étroitement liée, cela va
de soi, au fonctionnement de l'intellect possible. Comme on l'a montré plus
haut, pour Aristote l'intellect possible est une puissance par rapport aux
intelligibles et c'est pourquoi Alexandre d'Aphrodise l'appelle intellect
matériel (cf. DI, 106,20), puisque « la quiddité de la matière
consiste en une potentialité à l'égard de toutes choses » (cf. DI,
106, 23). Par la suite, Alexandre affirme que cet intellect matériel est celui
qui ne pense pas encore mais qui peut y arriver (cf. DI, 106, 25). Dès
qu'il pense, dès qu'il a la capacité par lui-même saisir les formes des intelligibles,
on parle de l'intellect matériel augmenté de la capacité de penser et d'agir
(cf. DI, 107, 26). Il s'agit dès lors de l'intellect en habitus (cf. DI,
107, 30). Or, à côté de ces deux intellects, il y en a un troisième, l'intellect
agent (cf. DI, 107, 30) qui « fait de l'intellect en puissance ou matériel,
un intellect en acte, en mettant en lui l'habitus noétique » (cf. DI,
107, 35). Il est « séparé de nous puisque ce n'est pas notre pensée qui
lui confère sa quiddité d'intellect, mais qu'il la possède par nature, étant à
la fois intellect en acte et intelligible en acte » (cf. DI, 108, 27).
Comme on le voit, Alexandre d'Aphrodise prend parti très tôt en affirmant que
l'intellect agent est séparé au sens fort du terme, parce qu'il n'apporte
aucune nuance à son affirmation en cet endroit du DI. Or, cet intellect
agent est séparé dans la mesure où il jouit d'une certaine indépendance
à l'égard de notre pensée puisque celle-ci ne lui confère pas sa quiddité
d'intellect.
Après cette introduction,
Alexandre d'Aphrodise va décrire en détail cet intellect agent et il va
confirmer sa thèse selon laquelle qu'il est venu de l'extérieur. En
effet, cet intellect agent sera identique à l'intelligible en acte, intelligible
par nature (cf. DI, 108, 1) et « il est la cause qui porte
l'intellect matériel à séparer, en la rapportant à une forme de ce genre,
chacune des formes engagées dans la matière, à l'imiter, à la penser, à la
rendre intelligible » (cf. DI, 108, 20). Or, on le voit bien, au vu
de ce qui a été dit plus haut, à savoir que l'intellect agent est bien séparé
(DI, 108, 27), l'intellect agent serait une sorte de cause du
phénomène de la pensée, et comme tel séparé de la pensée un peu comme le chaud
serait différent de ce qu'il va chauffer, affirmation qu'on peut soutenir
puisqu'il va confirmer plus loin sa thèse de l'extériorité puisqu'il dit que
« cet être, je veux dire l'intellect agent, est appelé "intellect
venu du dehors" ; loin d'être
une partie de notre âme ou une de ses facultés, il arrive en nous de l'extérieur »
(cf. DI, 108, 23).
Toutes ces
thèses concernant l'intellect agent dans le DI sont bien des interprétations
ou tout au moins des développements du DA car Alexandre va affirmer au
début de son texte que « l'intellect est triple selon Aristote » (DI,
106, 20), - même si Aristote n'a pas affirmé cela dans ses textes - et que plus
loin il dit que « une forme de cette nature, je veux dire, un être séparé
de la matière, est incorruptible; c'est pourquoi l'intellect agent qui est en acte cette forme immatérielle lorsqu'il
vient en nous du dehors, est à juste titre appelée par Aristote
intellect immortel. » (DI, 108, 30). En outre, le DI parle bien
d'un intellect matériel qui est issu de l'intellect possible du DA.
Les thèses du DI sont donc bien liées au DA. C'est pourquoi on
peut soutenir qu'Alexandre interprète DA, III, 5 430 a 15-20. Et il
l'interprète comme étant une affirmation de l'extériorité de l'âme pour deux
raisons essentielles, la première étant qu'Aristote s'est bien servi du terme
problématique extérieur dans le passage en question, et la seconde étant
qu'Aristote parle d'un intellect qui produit, terme qui peut être
interprété comme décrivant ce qui est cause et qui est donc susceptible d'être
séparé comme l'artisan est séparé de son oeuvre.
Ce qu'on peut
tirer comme conclusion globale des thèses d'Alexandre, c'est que pour lui
l'intellect agent est une cause séparée, venue de l'extérieur au sens fort du terme,
comme l'artisan est séparé de son oeuvre.
Voilà l'essentiel
des thèses d'Alexandre d'Aphrodise dans son DI et qui nous serviront à
une étude ultérieure pour déterminer dans quelle mesure ses thèses sur la noétique
d'Aristote sont pertinentes à l'égard du DA et de la théorie de la
connaissance en général. Poursuivons, comme on l'a dit plus haut, notre passage
en revue des éléments de la noétique d'Aristote dans le DI et dans le DU
et voyons maintenant ce qu'il en est de Thomas d'Aquin. Pour cela, nous allons
étudier le premier chapitre du DU, où Thomas s'occupe avec soin des développements
sur l'intellect dans le DA. Rappelons d'ailleurs que le but du DU est
de combattre les thèses des averroïstes pour lesquels l'intellect possible est
une substance séparée du corps selon l'être, qui n'est d'aucune façon unie au corps
comme forme. En outre, Thomas va s'attaquer aussi à la thèse selon laquelle
l'intellect possible serait unique pour tous les hommes (cf. DU, 1, §1).
Contrairement aux thèses exposées par Alexandre d' Aphrodise, Thomas d'Aquin va affirmer dans son DU que l'intellect agent est bien une faculté de l'âme qui est la forme d'un corps. Pour ce faire, il va se livrer à une exégèse du DA et il va montrer par le texte même d'Aristote que celui-ci a affirmé que les intellects agent et possible sont des parties de l'âme. En effet, (cf. DU, 1, §2) Thomas expose ses buts :
« [...]
notre intention est de montrer que ladite position (il s'agit de la séparation de
l'intellect possible selon l'être par rapport au corps (cf. DU, 1, §1))
est aussi contraire aux principes de la philosophie qu'aux dogmes de la foi. Et
puisque, en la matière, certains, comme ils s'en targuent eux-mêmes, ne veulent
rien savoir de ce que disent les Latins mais prétendent suivre exclusivement ce
que disent les péripatéticiens, alors qu'ils n'ont jamais vu aucun livre d'eux
sur le sujet à l'exception des livres d'Aristote, le chef d'école de la secte
péripatéticienne, nous montrerons tout d'abord que ladite position est
absolument contraire à ses paroles comme à sa doctrine. »
Et pour commencer, dans le premier chapitre du DU Thomas affirme tout d'abord que « l'âme est l'acte premier d'un corps naturel » (cf. DU, 1, §3), ce qui est essentiel pour ses thèses puisqu'il veut montrer que pour Aristote l'intellect agent est bien une partie de l'âme. Ensuite il interprète les premières paroles du DA concernant l'intellect selon lesquelles « on voit sans peine que l'âme n'est pas séparable du corps ou qu'elle a des parties qui ne le sont pas, si tant est que la nature l'ait faite morcelable. Mais, bien évidemment, en certaines autres parties, rien n'empêche la séparation, parce qu'elles ne sont réalisations d'aucun corps » (cf. DA, II, 1, 413 a 5). Ce passage est très important car on pourrait croire que pour Aristote il y aurait des parties, notamment l'intellect, qui serait séparé de l'âme au sens fort du terme, i.e. selon l'être. Pour Thomas ces affirmations laissent entendre que l'intellect serait séparé en ce sens qu'il ne serait pas l'acte d'un organe spécifique (cf. DU, 1, §4), ce qu'il confirme plus loin (cf. DU, 1, §27):
« Comment
il se peut que l'âme soit forme du corps et qu'une certaine faculté de l'âme ne
soit pas une faculté du corps, cela n'est pas difficile à comprendre si l'on
veut bien regarder aussi ce qui se passe pour les autres choses. C'est souvent,
en effet, qu'une forme est l'acte d'un corps composé de divers éléments et
qu'elle a néanmoins une certaine faculté qui n'est faculté d'aucun élément,
mais qui lui revient en vertu d'un principe plus haut qu'elle, par exemple un
corps céleste. C'est ainsi que l'aimant a la faculté d'attirer le fer ou le jaspe
celle de coaguler le sang. Et remontant de degré en degré, nous voyons qu'à
proportion de leur noblesse les formes possèdent des facultés toujours plus élevées
par rapport à la matière. C'est pourquoi la suprême des formes, qui est l'âme
humaine, a une faculté qui transcende entièrement la matière corporelle:
l'intellect. Ainsi donc, l'intellect est séparé parce que ce n'est pas une faculté
logée dans le corps, mais c'est une faculté logée dans l'âme, et l'âme, elle,
est l'acte d'un corps. »
Le texte du DA est donc clair pour Thomas: Aristote parle d'une part de séparation et il dit d'autre part que rien n'empêcherait la séparation parce que certaines parties de l'âme ne sont pas des réalisations. Thomas semble avoir raison en disant que ceux qui parlent de séparation de l'intellect au sens fort du terme sont de mauvais lecteurs du DA (cf. DU, 1, §2). Il est intéressant d'ailleurs de remarquer que Thomas interprète un passage important du De la génération des animaux de la même façon, i.e. en montrant ce qui se trouve par la suite dans le texte (cf. DU, 1, §45):
« [...] Or, puisque l'âme intellective a une opération indépendante
du corps, son être n'est pas seulement par combinaison avec une matière ; (...) elle est en vertu d'un principe extrinsèque. Et tout cela découle de ce que dit Aristote: « Il
reste que l'intellect seul vient du dehors et que seul il est quelque chose de
divin ». Et il en précise la cause en ajoutant: « Rien, en effet,
dans son opération ne communique avec l'opération corporelle. »[4]. »
Donc,
pour Thomas, l’expression venu du dehors est utilisée tout
simplement pour affirmer que l’intellect n'est pas issu du corps, dans le sens
où il ne communique pas avec le corps, mais qu'il est une faculté de l'âme,
donc en dehors du corps, venu du dehors du corps.
En outre, Thomas rappelle (cf. DU, 1, §6) que pour Aristote (DA, II, 2, 413 b 10), « l'âme se définit par les fonctions nutritive, sensitive, cogitative et par le mouvement », ce qui appuie la thèse de l'inhérence de l'intellect à l'âme. Puis Thomas apporte un passage clé du DA où Aristote s'interroge sur la nature des parties de l'âme et sur la nature de leur séparation, à savoir selon le lieu ou selon la raison (cf. DA, II, 2, 413 b 15). Aristote affirme un peu plus loin que « le cas de l'intelligence et de la faculté spéculative, cependant, n'est pas encore clair, mais il y a apparence que ce soit un genre d'âme différent. » (cf. DA, II, 2, 413 b 25). Pour Thomas (cf. DU, 1, §8) :
« La signification qu'il faut donner à cette phrase est donnée par
la suite immédiate: "et que cela seul puisse être séparé, comme l'éternel
du corruptible". C'est en cela, en effet, que l'intellect est d'"un autre
genre": en ce qu'il apparaît comme quelque chose d'éternel, alors que les autres
parties de l'âme s'avèrent périssables. Et puisque le corruptible et l'éternel ne
paraissent pas pouvoir s'accorder dans une même substance, il semble bien que,
"de toutes les parties de l'âme, "cela seul", à savoir
l'intellect, "puisse être séparé", non pas, assurément du corps,
comme l'explique perversement le Commentateur, mais bien des autres parties de
l'âme, afin, précisément qu'on ne les trouve pas toutes réunies dans une même
substance - celle de l'âme. »
Thomas affirme donc que quoique
l'intellect soit une partie de l'âme, il est néanmoins séparé des autres parties
dans le sens où on ne les trouve pas dans la même substance.
Enfin, on arrive à l'endroit (DU, 1, §14) où Thomas rappelle les écrits du livre III du DA selon lesquels l'intellect agent est bien une faculté de l'âme:
« [...] Il parle en effet de "la partie de l'âme par laquelle
l'âme connaît et comprend". Et l'on ne doit pas non plus avancer qu'il dit
cela dans la seule mesure où l'intellect possible se distingue de l'intellect
agent, comme certains l'ont inventé dans leurs rêves ; en effet cette
phrase intervient avant même qu'il ait prouvé qu'il y a un intellect possible
et un intellect agent ; c'est pourquoi il faut dire qu'il appelle ici
globalement « partie » l'intellect en tant qu'il contient l'agent et
le possible, comme, auparavant, il avait, dans le livre II, clairement
distingué entre l'intellect et les autres parties de l'âme, ainsi qu'on l'a
déjà dit[5]. »
Il confirme sa thèse plus loin, cette fois-ci en interprétant le passage crucial DA, III, 430 a 22-23 (cf. DU, 1, §34) puisqu'il écrit :
« On peut
tirer l’explication des paroles même d’Aristote – il dit en effet : « cela
seul est séparé, et est vraiment, et cela seul est immortel et éternel ».
Telle est donc la raison qu'il semble assigner pour laquelle « cela seul »
semble être « immortel et éternel », parce que « cela seul est séparé ».
Mais on peut garder un doute sur ce dont 'il parle exactement, puisque certains
pensent qu'il parle de l'intellect possible et d'autres de l'intellect agent. Mais,
si l'on examine attentivement les termes
employés, tous s'avèrent avoir tort, car c'est
de l'un est de l'autre qu'il dit qu'il est séparé. Il reste donc que c'est de
la totalité de la partie intellective que s'entend sa thèse, et que cette
partie est dite séparée parce qu'elle n'a aucun organe: c'est là ce qui ressort
clairement de ses paroles[6]. »
Pour finir, le §48 du premier chapitre expose
la conclusion de l'exégèse: « l'âme humaine est l'acte d'un corps et
l'intellect possible est une de ses parties ou puissances » . Comme
on l'a montré plus haut, ce qu'il affirme ici de l'intellect possible, il
l'affirme de l'intellect agent. Voilà l'essentiel des développements de Thomas
sur l'intellect agent dans le DU: le lecteur du DA est contraint
d'admettre que pour Aristote l'intellect agent est bien une partie de l'âme qui
est l'acte d'un corps, si l'on lit attentivement le texte.
La conclusion
globale que l'on peut tirer de ces thèses est que pour Thomas c'est le texte du
DA qui fait foi. Toute interprétation expliquant l'intellect agent comme
étant séparé au sens fort du terme est fautive dans la mesure où elle serait le
fruit d'une mauvaise lecture. C'est justement de cet argument qu'il se sert
pour s'attaquer aux averroïstes en les traitant de mauvais lecteurs du DA.
Après avoir
passé en revue les éléments du DA, du DI et du DU, nous
pouvons les confronter pour éclaircir la problématique de la séparation de
l'intellect agent.
Rappelons les
thèses essentielles tirées de chaque texte. Pour Aristote, la théorie de l'intellect
agent est issue d'une application de ses vues sur la nature au cas de l'âme humaine.
Pour Alexandre, l'intellect agent est une cause comme l'artisan par rapport à son
oeuvre et donc séparé. Pour Thomas, le texte même du DA prouve
que pour Aristote l'intellect agent fait bien partie de l'âme qui est elle-même
acte d'un corps.
Donc, selon
Thomas d'Aquin, Alexandre serait fautif car il n'aurait pas bien lu l'ensemble
du DA. Essayons de mieux comprendre ce qu'Alexandre d'Aphrodise a voulu
dire avec ses thèses sur l'intellect agent séparé et voir ce qu'il en est de la
thèse thomiste de la mauvaise lecture.
Comme on l'a
vu plus haut, dans le DI, Alexandre nous présente l'intellect agent comme
étant l'intelligible en acte et comme étant l'intellect en acte. En fait, apparemment,
Alexandre ne fait que prolonger les analogies qu'Aristote à utilisées dès le
début du DA. Puisque l'intellect possible doit être activé par
l'intellect en acte, c'est que celui-ci est une sorte de moteur, et puisqu'on
parle de moteurs, il y aura forcément, si l'on poursuit les analogies
d'Aristote, une sorte de cause ultime qui fait penser aux thèses
aristotéliciennes sur le premier moteur (cf. Métaphysique, XII, 6). Rappelons
d'ailleurs que selon DA, I, l, 402 a 5 « (...) l'opinion veut que
la connaissance de l'âme contribue beaucoup à une vérité globale, mais surtout concernant
la nature, car il y va comme du principe des êtres animés », ce qui appuie
la thèse selon laquelle de même qu'il y aurait un premier moteur d'ans la
nature, il y en aurait aussi un pour les êtres animés, et, vu tout ce qui
précède, ces deux moteurs seraient identiques.
Il est
d'ailleurs intéressant de remarquer qu'à plusieurs reprises Alexandre d'Aphrodise
expose des thèses dites d'Aristote, alors qu'Aristote lui-même n'en a jamais
parlé. Par exemple, au début de son texte il affirme que "L'intellect
est triple selon Aristote", ce qui laisse croire qu'Alexandre a tiré
des conclusions de ses lectures du DA et qu'il les a posées comme étant
affirmées par Aristote. En effet, de la lecture d'Aristote on peut conclure
qu'il y a un intellect possible, un intellect agent et l'intellection elle-même
ou le produit[7]. Si l'on maintient cette hypothèse,
on peut expliquer l'écart du texte du DA qui, comme le dit Thomas, affirme
que l'intellect agent est une partie de l'âme et les thèses d'Alexandre qui montrent
que l'intellect agent est séparé et venu du dehors. Alexandre irait donc
jusqu'au bout des principes posés par Aristote tout au long du DA alors
que Thomas persisterait à tout expliquer par les textes mêmes.
Comme on le
voit donc, pour Alexandre d'Aphrodise l'essentiel est de rester cohérent
jusqu'au bout quitte à s'écarter du texte du DA.
Mais la
méthode de Thomas qui nous invite à demeurer près du texte est-elle exempte de
problèmes?
Comme on l'a
vu plus haut, pour Thomas l'intellect agent est une partie de l'âme qui est
l'acte d'un corps. Mais cet intellect agent qui est censé rendre l'intellect
possible semblable aux objets intelligés, comment pourra-t-il être dans l'âme ?
En fait, cela reviendrait à dire qu'en quelque sorte l'âme possède en elle une
connaissance innée et par l'intellection elle ne ferait que se rappeler ce
qu'elle saurait déjà, thèse rappelle le platonisme. Dans le § 106 du chapitre
5, Thomas affirme : « Mais il est bien vrai que la nature de la
pierre, pour autant qu'elle est dans les singuliers, est pensée en puissance et
que, pour en faire une puissance en acte, il faut que les espèces émises par
les choses sensibles parviennent, par l'intermédiaire des sens, jusqu'à
l'imagination, et que les espèces intelligibles, qui sont dans l'intellect
possible, soient abstraites par la vertu de l'intellect agent ». Si cet
intellect agent possède la capacité d'abstraire les espèces intelligibles,
c'est qu'en quelque sorte il a une nature semblable à celle de l'espèce intelligible,
et donc, en quelque sorte, l'homme connaîtrait tout avant l'acte de connaissance.
En outre, dans le chapitre 5 du DU, Thomas tente de montrer qu'il y a bien plusieurs intellects (et donc plusieurs intellects agents) et que cela n'implique pas de contradiction (cf. DU, 5, §l0l):
« [...] Supposé, en effet, qu'il ne soit de la nature de
l'intellect d'être multiplié, toute multiplication de l'intellect ne devrait pas
nécessairement renfermer une contradiction. Le fait qu'il ne soit pas dans la nature
d'une chose d'avoir telle ou telle propriété ne l'empêche pas de tenir cette propriété
d'une autre cause: par exemple, il n'est pas de la nature d'un grave d'être en
hauteur, pourtant il n y a pas de contradiction à ce qu'il soit en
hauteur ; ce qui renfermerait une contradiction ce serait qu'il soit en
hauteur selon la nature. Ainsi donc si, faute d'une cause naturelle de
multiplication, l'intellect de tous était naturellement un, une multiplication
pourrait néanmoins lui échoir d'une cause surnaturelle et cela n'impliquerait
aucune contradiction. »
Or, on voit bien que Thomas se verrait
forcé de recourir à un argument faisant appel à des forces surnaturelles au cas
où il ne serait pas de la nature de l'intellect d'être multiple, ce qui montre
à quel point la question est difficile à résoudre.
D'ailleurs, si
l'on dit que l'intellect agent est quelque chose du corps, mais pas le corps
lui-même, plutôt une faculté de l'âme, cela impliquerait que par exemple
l'intellect de Socrate n'aurait pas de lieu, puisque le lieu est lié à la matière,
et que l'intellect de Platon non plus, et donc ces deux intellects se trouveraient
au même endroit, i.e. nulle part ou autrement dit au sein de l’Un, ou au sein
du Premier Moteur ou au sein de Dieu. C'est d'ailleurs ce qui est écrit dans le
texte d’Alexandre (DI, 112, 5), quand des objections contre l'intellect
venu de l'extérieur sont exposées: « cet
intellect, objecte-t-on, doit nécessairement changer de lieu ; mais
d'autre part, étant incorporel, il ne peut ni exister en un lieu, ni changer,
ni passer d'un endroit dans un autre ».
En outre, Thomas affirme que l'intellect est
séparé en ce sens qu'il n'est pas l'acte d'aucun organe. Mais ne peut-on pas
voir tout le corps comme une sorte d'organe? Dans ce sens l'intellect serait
bien malgré tout l'acte d'un corps spécifique, le corps lui-même, et du coup
l'intellect serait plus lié au corps que ne l'affirme Thomas dans son DU.
Dans cette perspective, l'on sera obligé d'expliquer le processus intellectif
par un principe transcendant qui possède les formes intelligibles en soi.
Par ailleurs, certains passages du DU laissent penser que Thomas, à force de vouloir voir l'intellect agent comme une partie de l'âme qui est l'acte d'un corps, semble tomber dans une sorte de matérialisme semblable à celui qui est exposé par Alexandre d'Aphrodise dans son De Anima où il affirme que l'âme est comme une vertu issue d'un complexe mélange. En effet, (cf. DU, 1, §27) :
« […] c'est ainsi que
l'aimant a la faculté d'attirer le fer ou le jaspe celle de coaguler le sang.
Et remontant de degré en degré, nous voyons qu'à proportion de leur noblesse
les formes possèdent des facultés toujours plus élevées par rapport à la
matière. C'est pourquoi la suprême des formes, qui est l'âme humaine, a une
faculté qui transcende entièrement la matière corporelle: l'intellect. Ainsi
donc, l'intellect est séparé parce que ce n'est pas une faculté logée dans le
corps, mais c'est une faculté logée dans l'âme, et l'âme, elle, est l'acte d'un
corps. »
Ceci renforce donc l'hypothèse
selon laquelle il faudrait que l'intellect agent soit extérieur, puisque si l'intellect est si lié
au corps en tant que faculté d'une âme qui est l'acte d'un corps comme une
vertu, alors pour penser il faudra un intellect moins lié voire pas du tout lié
au corps pour expliquer la pensée. Ou bien il faudra poser que le corps est
lui-même immatériel et intelligible et alors l'on tomberait dans une sorte de panthéisme
où tout serait pensée du Premier Moteur.
Comme on l'a
vu au cours de cette étude, Thomas d'Aquin essaie par tous les moyens de rester
fidèle au texte aristotélicien mais il ne peut pas échapper à toute une série
de problèmes concernant l'intellect agent tel qu'Aristote l'a exposé dans le DA.
Ce sont d'ailleurs ces problèmes posés par le texte du DA qu'Alexandre
tente de résoudre, même si pour cela il lui faut s'écarter du texte.
Mais au fond,
comment Alexandre d'Aphrodise explique-t-il le processus de la pensée
individuelle ? Justement, il tombe dans un extrême qui consiste à voir en l'âme une vertu d'une complexe mixture qui
serait le corps et grâce à qui l'intellect venu de l'extérieur pourrait exercer
ses fonctions en apportant à cette âme l'habitus noétique.
Donc, d'une
part Alexandre rend l'âme trop "matérielle" et alors il faut un intellect
agent vraiment séparé au sens fort du terme, et d'autre part Thomas rend l'intellect
trop lié à l'âme et rend donc l'âme omnisciente.
Ce qu'on peut
donc dégager, c'est que dans le processus de l'intellection, quoi qu'il en
soit, que ce soit pour Aristote, pour Thomas ou pour Alexandre, il y a un
élément omniscient, éternel. Pour expliquer la connaissance, il faut passer par
un élément qui est lui-même en quelque sorte les choses qui sont à connaître.
C'est un peu comme ce qu'aurait Platon avec sa thèse sur les Idées ou comme ce
qu'il dit dans le Ménon, 81 a-d: « Or, comme l'âme est immortelle et qu'elle
renaît plusieurs fois, qu'elle a vu à la fois les choses d'ici et celle de l'Hadès,
c'est à dire toutes les réalités, il n y a rien qu'elle n'ait appris. En sorte qu'il
n'est pas étonnant qu'elle soit capable, à propos de la vertu, comme à propos
d'autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins
dans un temps antérieur, la connaissance ». D'ailleurs ce passage ressemble
étrangement à DA, III, 8, 431 b 20 où Aristote affirme que « l'âme est,
d'une certaine façon, l'ensemble des réalités. »...
La solution se
trouve-t-elle dans le mysticisme, un peu comme ce qu’écrit Maître Eckart: « Pour
que mon oeil puisse voir les couleurs, il doit être vide de toute couleur. Quand
je vois une couleur, autrement dit cela même qui voit, est identique à ce qui
est vu par l'oeil. L'oeil dans lequel je vois Dieu est le même oeil dans lequel
dieu me voit. Or, Mon oeil et l'oeil de Dieu sont un seul et même oeil, une
seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour »[8] ?
Mais il y a un
problème plus profond peut-être, qui est celui de la confrontation entre l'infini
et le fini chez l'être humain, chose qu'avait déjà remarqué Epictète. En effet,
l’un des grands buts de son Manuel est de réduire la souffrance de
l'homme en lui apprenant à ne désirer que ce qui est possible dans la mesure de
ses capacités, à ne s'attacher qu'à ce qui dépend de lui, pour échapper au flot
infini des désirs qui peuvent laisser l'homme frustré toute sa vie. Chez
l'homme, en effet, on voit l'infini puisqu'il peut penser toutes choses, c'est
ce qu'Aristote a affirmé en décrivant
son intellect possible, mais en même temps ce même homme est impuissant face à mille
évènements de la vie. L'homme serait donc en même temps fini et infini, et Alexandre
aurait attribué la partie infinie à l'intellect agent et la partie périssable à
l'intellect "matériel" et au corps, et Thomas d'Aquin aurait attribué
la partie infinie à l'âme, cette dernière position
pouvant sembler paradoxale.
En fait il y
aurait deux problématiques: d'une part l'existence d'une partie "infinie"
chez l'être humain et d'autre part le vrai problème de sa position: où placer
cet élément infini de la nature humaine?
Mais rien que
la question de cet élément infini chez l'être humain est fort problématique.
Comment une telle chose est-elle possible? Telles sont apparemment les questions
profondes posées par Aristote, par Alexandre d'Aphrodise et par Thomas d'Aquin.
En conclusion,
la problématique de l'intellect agent aristotélicien est à la base de toute la
théorie de la connaissance et de la nature même de l'homme. D'où qu'Aristote, Alexandre
d'Aphrodise et Thomas d'Aquin aient exposé leurs propres conceptions de l'être
humain en tentant de décrire cet intellect agent.
Comme on le
voit, la problématique de l'extériorité de l'intellect agent engage toute une
problématique concernant la nature même de l'être humain, d'autant plus que
selon les philosophes anciens c'est la pensée qui distingue l'homme des animaux.
Qu'est-ce que c'est que cet élément infini dans la nature de l'être humain? Où
le placer? Telles seraient les vraies questions...
_________________________
[1] Traduction de R. Bodéüs, GF-Flammarion, Paris, 1993.
[2] Traduction tirée du Alexandre d'Aphrodise, Exégète
de la Noétique d'Aristote, de Paul Moraux, Faculté de Philosophie et
Lettres - Liège et librairie E. Droz - Paris, 1942
[3] Traduction d'Alain de
Libera, GF-Flammarion, Paris, 1998
[4] cf. Aristote, De generatione animalium, 736 b 27-28 et 28-29
[5] cf. DA, III, 4, 429
a 10-11
[6] cf. DA, III, 430 a
22-23.
[7] Il est intéressant de remarquer qu'Averroès, dans son Grand
Commentaire du De Anima, s'exprime de façon analogue quand il présente
l'intellect (cf. Averroès, l'Intelligence et la Pensée, sur le De Anima,
traduction d'Alain de Libera, GF-Flammarion, Paris, 1998, page 105 et note
407).
[8] Cf. Sermon 12 de Maître Eckhart; trad. Libera,
p.299.